Jean Dalla Torre a 82 ans. Au cours d’une vie professionnelle bien remplie, il a été électricien pendant 4 ans.
Claude Aufort a 74 ans. Elle a été prof d’anglais pendant 20 ans dans un vieux lycée délabré de Saint Ouen.
Tous deux ont été exposés dans leur travail aux fibres cancérogènes de l’amiante.
Tous deux ont été rattrapés - des décennies plus tard - par un mésothéliome pleural : Jean en 1994, Claude en 2003.
Ils ont connu le choc de l’annonce, les effets pénibles d’un traitement lourd, la crainte du lendemain...
Le pronostic était sombre. Et pourtant ils sont encore là et nous parlent de leur vie.

Comment avez-vous été exposés à l’amiante ?

Jean Dalla Torre : J’ai été électricien pendant quatre ans, de 1958 à 1962, avant d’être agent d’assurance. Je travaillais dans des gaines techniques, je perçais des trous pour passer des chemins de câbles. Quatre ans ont suffi...
Claude Aufort : J’ai été prof d’anglais pendant 20 ans dans un lycée de Saint-Ouen avec des préfabriqués vétustes et mal entretenus. Il y avait sans doute de l’amiante dans les cloisons des couloirs, les dalles de sol, les plaques de faux plafond...

Votre maladie a-t-elle été reconnue ?

Jean : J’étais courtier en assurances, une profession libérale. Ma couverture sociale ne prévoyait pas la reconnaissance en maladie professionnelle. Au Centre hospitalier intercommunal de Créteil, une interne très motivée a fait ressortir que j’avais été exposé comme électricien, à une époque où j’étais affilié au régime général. J’ai pu être indemnisé grâce à elle.

Claude : Mon vieux lycée a été détruit en 1989 et remplacé par un lycée neuf où j’ai passé mes dix dernières années d’enseignement. Je n’ai pas réussi à retrouver de preuve d’exposition et je n’ai donc pas pu faire reconnaître l’origine professionnelle de ma maladie. J’ai été indemnisée par le Fiva, mais je reste convaincue qu’il s’agit d’une maladie professionnelle et je sais que le gardien de l’établissement est mort d’un cancer du poumon.

Comment avez-vous su que vous aviez un mésothéliome ?

Jean : En 1994, lors d’un rassemblement en montagne avec un club d’astronomie, j’ai ressenti de grandes difficultés respiratoires. J’ai passé des examens à l’hôpital intercommunal de Créteil. Le pneumologue m’a annoncé que j’avais un mésothéliome, qu’il n’existait aucun traitement et qu’il me restait environ un an à vivre.
Il m’a demandé si j’acceptais en signant une décharge « à titre humanitaire  » de suivre un protocole expérimental avec de l’interféron. J’ai accepté.

Claude : Pour moi, ça a commencé par un mal de dos. J’ai pensé qu’il s’agissait de contractures parce que je ne faisais pas assez de sport. En 2003, pendant les manifestations contre la loi Fillon, j’ai eu une pleurésie. Le diagnostic n’a pas été posé tout de suite. On m’a fait des biopsies. Je suis allée d’abord à l’Hôtel Dieu, puis à Curie.
Et puis j’ai su que j’avais
un mésothéliome. Curieusement, cela ne m’a pas paniquée. J’étais sans doute inconsciente. Je savais que cette maladie était une «  saloperie  », mais je savais qu’à Curie la prise en charge de la maladie serait la meilleure possible.
Ma cancérologue était alors une petite femme de 40 ans, avec qui le courant est tout de suite passé. Elle m’a déconseillé d’aller regarder ma maladie sur Internet. Je me suis tout de suite sentie en confiance avec elle.

Comment se passe votre traitement ?

Jean : Mon mésothéliome avait été détecté à un stade précoce (1 A). J’ai suivi un protocole expérimental avec un traitement très lourd. Les séances duraient six heures. Les aides-soignantes me réservaient toujours la même chambre au bout du couloir. Après les séances je revenais tout seul le soir en voiture. Cela s’est bien passé, sauf une fois où ça s’est très mal passé... J’avais des montées en température jusqu’à 40.
Le protocole a fonctionné. Après le traitement, j’ai continué les contrôles, d’abord tous les six mois, puis tous les ans, puis tous les deux ans. Ma rémission dure depuis près de vingt ans.J’ai rencontré des gens formidables dans le personnel hospitalier. Ils m’ont sauvé la vie.

Claude  : J’ai un traitement à base d’Alimta, avec une ou deux séances de chimiothérapie toutes les trois semaines, pendant plusieurs mois. Après chaque chimio, il me faut deux jours pour m’en remettre.
Quand une série de chimios est terminée, j’ai un répit qui peut durer de quelques mois à un an. Et puis je reprends le traitement. J’ai passé plusieurs Noëls à l’hôpital. Cela dure comme cela depuis dix ans...
Récemment, l’Alimta a cessé de faire de l’effet et mon traitement a dû être modifié. J’ai fait une intolérance aigüe à l’un des produits. Je suis tombée en syncope. J’ai bien cru que je n’allais pas m’en sortir. Le produit a été supprimé du protocole. J’ai perdu ma mère qui vient de mourir centenaire. J’ai eu une angine qui a interrompu la chimio. Après une baisse de forme, je commence à remonter la pente. Je repasse un scanner en janvier.

Comment vivez-vous votre maladie ?

Jean : Tous les gens ne sont pas égaux devant la maladie. Je suis quelqu’un d’actif. Je participe à de des associations sur toutes sortes de sujets. Je n’ai pas un tempérament à me laisser aller.
Cette énergie m’a aidé à faire face, mais elle m’a aussi posé des problèmes. Le pneumologue m’avait recommandé d’être attentif aux signes avant-coureurs d’une éventuelle rechute   : une transpiration excessive, une perte de poids... J’ai réagi à ma façon : dès que je perdais 20 grammes, je mangeais pour en reprendre 200 ! Je pèse aujourd’hui 120 kilos et mon surpoids a provoqué des fragilités des hanches et des genoux, qui m’obligent à utiliser un fauteuil roulant pour me déplacer.

Claude : J’étais une militante syndicale. Je suis devenue une militante «  anti-méso  ». J’essaie d’avoir une attitude active face à ma maladie. Je fais ce que me disent les médecins, je m’accroche. C’est la seule façon dont je peux les aider à combattre cette maladie que j’appelle ma «  sarkozyte  » (pour exprimer tout le mal que je pense d’elle).
C’est aussi ce qui m’a permis, pendant dix ans de soutenir et d’accompagner ma mère.

Quelles sont vos
relations avec le corps médical ?

Jean : J’ai toujours essayé de ne pas être un malade «  chiant   ». Je ne suis pas de ceux qui râlent contre la nourriture de l’hôpital.
La lourdeur de mon traitement ne m’a jamais empêché de blaguer avec les infirmières à qui je disais : «  s’il me reste un an à vivre, ce n’est pas la peine que j’emmerde tout le monde  », ou «   si je m’en vais, ce sera de la poitrine, pas de la tête   »...

L’humour est-il une arme contre la maladie ?

Jean : Bien sûr. J’écris en ce moment un livre sur ma vie. J’y raconte des anecdotes. Un jour par exemple, j’ai demandé à la secrétaire médicale des nouvelles d’un pneumologue. Elle m’a répondu : « Il est mort d’un cancer du poumon. Il fumait plus de deux paquets de cigarettes par jour... »  C’est lui qui m’avait annoncé que j’en avais pour douze mois !

Quelles qualités appréciez-vous chez un soignant ?

Claude : Ma cancérologue accorde une grande importance au traitement de la douleur. Elle est précise, méthodique. A chaque consultation, elle regarde mes clichés, vérifie mes constantes et me pose une batterie de questions pour cerner mon état de santé.
J’apprécie son contact humain, son souci de m’informer, de m’expliquer, sa capacité à avoir avec moi des rapports sur un pied d’égalité. Mon avis est pris en compte. Je suis actrice de ma maladie. C’est un travail à deux.
J’apprécie aussi son souci d’informer régulièrement mon généraliste, ma gynéco, mon acupunctrice (qui travaille à atténuer les effets du traitement). C’est un travail en groupe basé sur une relation de respect avec les autres médecins.
Quelle différence avec la consultation que j’ai vécue chez un grand ponte ! Je me souviens qu’il ne m’avait posé aucune question ni auscultée ; il avait passé son temps à lire les informations dans l’ordinateur sans se lever de son siège !

Jean : J’ai une grande confiance dans la pneumologue qui me suit pour les examens de contrôle.
Cela dit, je suis très vigilant par rapport au pouvoir médical. Je ne me laisse pas impressionner. Je peux comprendre qu’il y ait des dysfonctionnements, mais j’estime que mon rôle en tant que patient est de les signaler. Pour mon opération de la hanche, j’ai passé quatre mois et demi à l’hôpital suite à trois erreurs médicales. Le chirurgien n’est même pas venu s’excuser. Je l’ai accroché un jour quand il mettait le nez dans ma chambre. Je lui ai dit   : « Je ne porte pas plainte pour cette fois, mais je ne veux pas que cela se reproduise  ». Avec les médecins, je joue carte sur table.

Des chercheurs ont-ils étudié les raisons de votre longévité ?

Claude : Non, mais nous, nous aimerions bien savoir où en sont les recherches sur le mésothéliome.
Pourquoi, lorsque deux personnes respirent les mêmes fibres, l’une tombe malade et l’autre pas ? Pourquoi, lorsque deux personnes sont malades, l’une vit plus longtemps que l’autre ? Quelles sont les avancées sur la compréhension du mésothéliome et l’effet des traitements  ? Ces questions nous concernent. Nous voudrions être informés, savoir s’il y a des avancées.

Quels ont été les effets de la maladie sur votre famille ?

Claude : Ma mère avait accepté ma maladie.
Je vis seule. J’ai trois grands enfants, qui ont dépassé la quarantaine. Ils vivent leur vie. Je leur fiche la paix. En les informant de ma maladie, j’ai dit : « La vie continue »...
La maladie a resserré le cercle familial. Ils s’inquiètent pour moi. Ils demandent de mes nouvelles, Mes petits-enfants me téléphonent : « Comment vas-tu, Mère-Grand ? »

Jean : Mes parents se sont séparés. J’ai perdu ma mère à l’âge de 15 ans. Avec le temps, les rapports entre mon père et moi sont devenus ceux de deux copains. A l’annonce de ma maladie, il n’a pas trop mal réagi. Il m’a fait confiance.
Jacqueline, mon épouse, m’a apporté un soutien formidable, et j’ai eu le bonheur d’adopter Xu, une jeune chinoise de 17 ans que le destin a mis sur ma route, le 6 juin 2003, au sortir d’un tournoi de scrabble. J’ai aujourd’hui le bonheur d’être grand-père.

Comment avez-vous connu l’association ?

Jean : J’ai rencontré Henri Pézerat au Groupement des scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire (GSIEN). L’Andeva n’existait pas encore. Nous avons déjeûné ensemble. Il m’a dit qu’une association nationale était en cours de création. J’ai été élu au conseil d’administration de l’Andeva dont je fais encore partie aujourd’hui. A cette époque j’ai déposé un dossier au pénal qui a été classé sans suite, ce que je regrette.

Claude : J’avais une longue pratique militante comme déléguée syndicale. Pour moi, l’engagement associatif a prolongé l’engagement syndical. J’ai été aidée par Marie-José Voisin et les militants de Jussieu. J’ai apprécié la qualité des informations qu’ils me donnaient, leurs compétences, leur présence à mes côtés.
J’ai adhéré à l’Addeva 93. Je suis membre du conseil d’administration. Cet engagement dans une association a élargi mes vues.
Quand j’étais prof, il n’y avait pas de CHSCT, la santé au travail n’était pas au centre de nos préoccupations.
J’ai appris beaucoup de choses dans ce domaine..

Que représente pour vous l’action de l’Andeva ?

Jean : Je l’ai vue grandir. Avec 28 000 adhérents elle est aujourd’hui devenue un outil fantastique pour les victimes de l’amiante. C’est à elle qu’on doit la création du Fiva et de l’Acaata. Elle a acquis une « puissance de feu » considérable. Les associations locales, l’équipe de Vincennes, le bureau et le CA font un travail monumental.
Avec mon amie Suzanne Dianoux, j’ai régulièrement participé aux marches des veuves de Dunkerque autour du Palais de Justice. C’était un mouvement extraordinaire. Il a pris aujourd’hui une dimension internationale.

Claude : J’apprécie l’efficacité de l’Andeva et de ses animateurs. J’ai été impressionnée par tout ce qui s’est passé autour du procès de Turin. Beaucoup de personnes compétentes, intellectuels ou juristes par exemple, saluent son action. Malheureusement trop peu s’engagent.

A 74 et 82 ans, vous continuez à être actifs...

Claude : Je ne sais pas rester sans rien faire. J’ai toujours aimé peindre. Je continue à le faire pour mon plaisir. J’aime faire des activités manuelles comme du patchwork. Quand il y a une panne, j’essaie d’abord de réparer moi-même. Mon père disait toujours que j’étais une «  bricoleuse  ». J’essaie aussi de participer à la vie de mon quartier. Cela m’intéresse.
J’ai passé aussi beaucoup de temps à m’occuper dema mère
Jean : Je participe à une vingtaine d’associations  : l’Andeva, le Gsien, l’Apf (Association des paralysés de France), Greenpeace, ATD Quart Monde, Amnesty International, Handicap international, Valentin-Haüy. J’ai créé une association de lutte contre l’illettrisme et l’analphabétisme. Le premier des droits de l’Homme, c’est de savoir lire et écrire. J’ai aussi participé à la création de l’association pour «  Vivre et vieillir en citoyens » (Avvec). J’ai fait des animations dans les maisons de retraite. Je fais des tournois de scrabble. J’avais essayé de suivre une formation de clown. J’ai renoncé, mais je garde dans ma poche un gros nez rouge, qui fait rire les petits enfants.
L’astronomie est pour moi une passion. J’étais membre d’un club. J’ai fait des animations pour des adultes et dans les écoles. La terre est à 150 millions de kilomètres du soleil. Si elle avait été plus près ou plus loin, plus grosse ou plus petite, il n’y aurait pas eu d’atmosphère donc pas de vie. Quand on vit, il n’y a donc pas l’ombre d’une seconde à perdre...


Article paru dans le bulletin de l’Andeva n°44 (Janvier 2014)