Raffaele Guariniello, procureur au parquet de Turin, s’est spécialisé dans les affaire de santé et de sécurité au travail et d’environnement.
Sans la détermination inébranlable de ce magistrat hors normes, fin connaisseur du Code pénal et de la jurisprudence, le procès Éternit n’aurait peut-être jamais abouti à la condamnation de deux hauts dirigeants d’Éternit.

Il avait déjà conduit plusieurs enquêtes sur des dossiers brûlants, tels que le dopage dans le foot ou l’accident mortel dans lequel sept ouvriers de l’aciérie Thyssen Krupp à Turin périrent brûlés vifs.
Il a accepté de tirer les leçons du procès de Turin en répondant aux questions d’Alain Bobbio pour le Bulletin de l’Andeva. Nous l’en remercions

« Les véritables détenteurs du pouvoir de décision étaient les administrateurs du groupe Éternit  : un Belge et un Suisse »

A.B. : Le verdict du procès de Turin a été vécu dans tous les pays comme un événement historique. Quels éléments vous ont conduit à rechercher les responsabilités de ce drame au plus haut niveau de la multinationale Éternit ?

Raffaele Guariniello : Nous avions déjà engagé des procédures contre les responsables locaux d’usines Éternit en Italie. Quand nous avons découvert des cas de cancers chez des ouvriers d’Éternit italiens qui avaient travaillé en Suisse, nous nous sommes intéressés aux responsables de la société suisse.

Puis, au cours de l’instruction, nous avons vu s’accumuler des documents et des témoignages qui, à notre avis, prouvaient que les véritables détenteurs du pouvoir de décision n’étaient ni les dirigeants des usines italiennes ni ceux des usines suisses, mais ceux du groupe Éternit : le Belge de Cartier de Marchienne et le Suisse Stephan Schmidheiny.
Le tribunal a confirmé cette appréciation des responsabilités.

Ces deux dirigeants ont été jugés responsables d’une catastrophe sanitaire et environnementale permanente par tromperie (« disastro doloso ambientale permanente »). Cette qualification diffère de celle « d’atteinte involontaire à l’intégrité physique » ou « d’homicide involontaire » habituellement évoquées en France dans les poursuites pénales. Est-ce une nouveauté ?

Il s’agit effectivement d’une nouveauté. Cela dit, elle ne réside pas dans l’introduction de nouveaux articles dans le Code pénal, mais plutôt dans une application de dispositions déjà existantes dont certaines remontent à 1930. En fait ce qui est nouveau c’est de les appliquer aux cancers professionnels et à la sécurité du travail.

En France aussi on trouve dans le Code pénal des notions telles que la « mise en danger d’autrui », qui ne sont pas nouvelles, mais qui ont pu être appliquées d’une façon inédite.

Que recouvre exactement la notion de « désastre environnemental » dans le droit pénal italien ?

Une catastrophe (« disastro ») est un événement qui porte atteinte à l’intégrité physique ou à la vie d’un nombre indéterminé de personnes. L’exposition de milliers de gens aux poussières d’amiante correspond bien à l’incrimination qui figure dans l’article 434 du code pénal.
La notion de catastrophe environnementale (« ambientale ») s’applique à la fois aux salariés qui travaillent dans une entreprise et aux personnes qui vivent à proximité.

Cette catastrophe est permanente parce qu’elle n’est pas terminée. On trouve encore aujourd’hui de l’amiante dans les sous-toitures ou bien des rebuts d’amiante-ciment (« polverini ») qui ont été soit vendus soit distribués gratuitement par Éternit aux habitants. La dépollution n’a pas encore été menée à son terme. L’amiante en place continue à mettre en péril la vie et la santé de la population.

Enfin cette catastrophe est le résultat d’un dol, c’est-à-dire d’une tromperie (« disastro doloso »). En distribuant des rebuts d’amiante aux habitants les dirigeants d’Éternit avaient bien conscience de les exposer à un risque de cancer.

La tromperie a été de plus en plus flagrante durant la période 1967-1986, à mesure que la connaissance des dangers de ce matériau cancérogène s’est approfondie.

Le droit pénal italien distingue plusieurs niveaux de gravité dans un dol. Dans le cas présent, il a été qualifié de « dol éventuel ». Nous avons sollicité cette caractérisation. Elle indique que le but premier des dirigeants n’était pas de causer un désastre, mais qu’ils savaient qu’en agissant d’une certaine façon, ils faisaient courir à de nombreuses personnes un risque grave pour leur santé et leur vie et qu’ils acceptaient ce risque.

Avant le procès Éternit avait eu lieu le procès Thyssen-Krupp contre les responsables de la mort de sept ouvriers brûlés vifs dans un terrible accident du travail. Un seul avait été condamné par le tribunal de Turin à seize ans de prison . Quels sont les points communs entre les deux procès ?

Dans les deux cas les responsabilités ont été situées au plus haut niveau de l’entreprise.

Dans le cas d’Éternit, les prévenus ont été reconnus coupables d’avoir causé un « désastre par tromperie » (article 434) et d’avoir omis de prendre les mesures de prévention qui auraient permis d’éviter les accidents (article 437).

Les procureurs de Turin ont utilisé des méthodes d’investigation particulièrement efficaces.

Chez Thyssen-Krupp comme chez Éternit, les perquisitions ont été déterminantes. Elles ont permis de mettre à jour des documents essentiels.

Si l’on veut savoir comment et par qui ont été prises les décisions au plus haut niveau d’une entreprise, il ne suffit pas de demander leur communication.

L’entreprise ne les donnera que si elle le veut bien…
Il faut indubitablement aller plus loin. Il faut être prêt à utiliser toutes les méthodes prévues par le Code de procédure pénale.

Dans le domaine des accidents du travail et des maladies professionnelles, cette pratique est loin d’être habituelle.
Notre méthodologie d’enquête est le résultat de l’expérience accumulée par les procureurs de Turin depuis des décennies. Nous l’avons affinée au fil des années.

Les victimes et les familles étaient très nombreuses à toutes les audiences.

La présence et la participation assidue des victimes ont été un aspect très important de ce procès. L’appui que nous ont apporté les associations de victimes et la population a été décisif.

Aucun des deux accusés n’a jamais daigné assister à une seule audience…

C’est leur choix. Le Code de procédure pénale ne leur impose pas d’être présents. Ils sont libres de se défendre comme ils l’entendent.

Vous avez souligné l’importance du rôle des associations.

Elles ont joué un rôle très utile pour aider à réunir de précieux documents qui ont été produits au cours des débats et d’importants témoignages qui ont contribué a démontrer que les employeurs avaient conscience du danger.

Ce procès a eu une dimension internationale. Un collectif d’avocats européens s’est créé. Des associations de victimes de l’amiante de nombreux pays sont venues à Turin soutenir les victimes italiennes.

La participation d’avocats européens a été très importante. Elle nous incite à réfléchir sur la dimension européenne de certains procès, qui ne se situent plus seulement dans un cadre national.

On pourrait considérer cela comme une utopie, mais la création d’un ministère public européen est prévue dans un article du traité de l’Union européenne. Les États membres ne l’ont pas appliqué, mais il existe.
La création d’une telle institution me semble indispensable. Le procès de Turin l’a montré : les personnes qui veulent qu’on leur rende Justice sont nombreuses, en Italie et dans bien d’autres pays.

« La présence et la participation assidue des victimes ont été un aspect très important du procès »

 

CRÉÉ IL Y A 15 ANS PAR LE PARQUET DE TURIN

« L’Observatoire des tumeurs perdues » 

Le procureur Guariniello est intervenu lors d’une conférence organisée le 25 février 2012 à Paris par le syndicat de la Magistrature, Interforum, et les Giuristi democratici. Il a fait sensation quand il a expliqué le travail exemplaire de l’Observatoire des tumeurs perdues. Cet organisme ne dépend pas du ministère de la Santé mais du Parquet qui l’a créé. Son action permet à des cancers d’échapper à l’invisibilité sociale. Elle encourage les victimes à faire valoir leurs droits et incite les employeurs à la prévention.

« Les cancers professionnels ne doivent pas finir oubliés dans les archives des municipalités ou des hôpitaux »

« En Italie, comme dans d’autres pays, l’étiologie professionnelle des cancers est restée longtemps méconnue, explique Raffaele Guariniello. Nous avons fondé, il y a quinze ans un observatoire pour étudier les cancers professionnels auprès du Parquet de Turin.

Des médecins qui travaillent pour l’autorité judiciaire

Sa mission est d’aller « à la recherche des tumeurs perdues », c’est-à-dire des cancers professionnels, qui - sans cela - finiraient oubliés dans les archives des communes ou des hôpitaux, sans que ni l’autorité judiciaire ni les organismes assureurs ni les autorités de veille sanitaire n’en soient informés.
Nous avons examiné les cancers dont l’origine professionnelle est très probable : mésothéliomes pleuraux, cancers de la vessie, cancers du nez, angiosarcomes du foie.
Les médecins qui travaillent pour l’autorité judiciaire rédigent un dossier médical pour chaque patient. Puis l’observatoire vérifie si la personne qui a un cancer a été exposée à des agents cancérogènes.

Un outil pour l’indemnisation et la prévention

Cet observatoire est un outil absolument indispensable.
Il faut souligner à ce propos que l’observatoire, contrairement aux registres du cancer, ne vise pas à mener des études théoriques, bien qu’elles soient dignes d’intérêt, mais surtout à fournir des preuves pour engager de nouvelles procédures judiciaires et identifier d’éventuelles responsabilités. Il aide les victimes et leurs proches à être indemnisés. Il joue aussi un rôle très important en matière de prévention, car il permet de découvrir une exposition à des agents cancérogènes dans des endroits insoupçonnés et insoupçonnables.

Aider les actions récursoires contre les employeurs

L’observatoire a aussi des retombées positives sur le droit qu’a l’organisme public d’assurance d’engager des actions récursoires contre l’employeur.

Ces actions ont un intérêt économique évident, car elles permettent à l’organisme assureur de récupérer auprès de l’auteur du dommage les sommes qu’il a versées, quand l’employeur ou l’un de ses représentants a été reconnu pénalement responsable d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle.

Elles sont aussi une incitation à la prévention. En exerçant une action récursoire on encourage les entreprises à investir dans la Sécurité et l’hygiène sur le lieu de travail.

Elles feraient mieux d’investir aujourd’hui dans la prévention plutôt que de dépenser beaucoup d’argent demain pour rembourser les organismes assureurs.

La limite essentielle de cet observatoire est de n’opérer que sur la zone qui relève de notre compétence : celle de Turin. Nous voulons faire avancer l’idée d’une extension à l’ensemble du territoire national. Ce serait un pas en avant décisif. »

 

26 000 CAS DE CANCERS

 Le procureur Guariniello a indiqué qu’à ce jour l’observatoire des tumeurs perdues avait examiné 25 981 cas de cancers. Ils concernant 1 629 entreprises opérant dans 264 domaines différents.

Sur ces 25 981 cas, l’observatoire a considéré que 15 673 étaient liés à une exposition professionnelle. Parmi eux, il a relevé 1986 mésothéliomes pleuraux et 189 mésothéliomes péritonéaux.

Un exemple : le Parquet de Turin avait été saisi d’un cas de mésothéliome chez un pompier.

L’Observatoire a enquêté. Il a découvert 57 cas de mésothéliomes chez des pompiers. Il a pris l’initiative d’engager des poursuites, sans attendre que des plaintes soient déposées.

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Article paru dans le bulletin de l’Andeva n°39 (mai 2012)