Des arrêts lourds de conséquences

Le 9 juin 2017, après deux décennies d’instruction, des centaines d’interrogatoires et des dizaines de milliers de pages de documents, les juges d’instruction ont fait savoir au Parquet qu’ils voulaient stopper leurs investigations et clore le dossier pénal de l’amiante par des non-lieux en série.

Leur argumentaire, basé sur une lecture erronée d’une expertise scientifique, tient en quelques mots : comme il est impossible de fixer la date d’intoxication des victimes par des fibres d’amiante, il est par conséquent impossible d’imputer la responsabilité de la faute pénale à quiconque.

Le Parquet s’est empressé de valider leurs conclusions. Et des ordonnances de non-lieu ont été rendues.

Qui dira l’amertume et la colère de celles et ceux qui ont vu un être cher souffrir et mourir d’une maladie évitable ?

Ces non-lieux sont un déni de justice. Il fallait les contester. Les plaignants l’ont fait, assumant avec courage l’épreuve douloureuse de ce marathon judiciaire inhumain qui dure depuis un quart de siècle.

Les premiers dossiers, ceux d’Everite Dammarie (77), ont été plaidés à huis clos le
16 octobre devant la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris (le délibéré sera rendu le 21 janvier 2021). Ceux de la DCN de Cherbourg (50), seront plaidés le 6 novembre.

Une usine d’amiante-ciment et un chantier naval, deux sites emblématiques, deux procédures interminables où toutes les victimes sans exception qui avaient engagé cette action au pénal ont aujourd’hui disparu, tuées par l’amiante.

A l’audience l’avocat des familles a démontré que l’argumentaire des juges d’instruction était scientifiquement inepte et juridiquement infondé.

Scientifiquement inepte, car l’intoxication par les fibres d’amiante n’est pas un fait accidentel isolé, c’est un processus cumulatif. C’est donc la période et non la date d’intoxication qui doit être prise en compte.

Juridiquement infondé, car la jurisprudence montre qu’il est possible de mettre en cause la responsabilité pénale de plusieurs personnes dont les actions (ou l’inaction) ont concouru, à des titres divers, à la réalisation d’un dommage.

La chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris s’honorerait en annulant ces non-lieux. Nous espérons qu’elle le fera.

Mais, quelle que soit sa décision, nous savons d’ores et déjà que la Cour de cassation sera saisie par l’une des parties.

C’est donc elle qui aura le dernier mot.

La responsabilité des magistrats de la Haute Cour est immense. Les arrêts qu’ils rendront seront lourds de conséquences pour le monde du travail et pour la société toute entière.

L’argument des juges d’instruction (impossibilité de dater l’intoxication = impossibilité d’attribuer la faute à quiconque) pourrait s’appliquer en tout lieu et en tout temps à bien d’autres produits dangereux. Le valider serait rendre « injugeables a priori » les décideurs économiques et politiques, quelle que soit la gravité des fautes pénales commises, dès lors que des victimes ont  été exposées à un cancérogène, voire à tout agent dont les effets sur la santé ne sont pas immédiats.

Inclure une telle « assurance-impunité » dans la jurisprudence serait faire reculer la prévention et délivrer un véritable « permis de tuer »  aux employeurs.

Inversement, annuler ces non-lieux serait rappeler avec force leur obligation de sécurité à tous les responsables industriels ou politiques et redonner aux victimes la confiance en la justice qu’ils ont perdue.

Les victimes de l’amiante et leurs familles attendent ce procès depuis un quart de siècle. Elles en ont besoin.

La société doit tirer enfin les leçons de la plus grande catastrophe sanitaire que la France ait jamais connue et dire : « plus jamais ça  ! ». 

Les enjeux sont considérables.

Jacques Faugeron
Alain Bobbio