Le procès des responsables du groupe Eternit va s’ouvrir prochainement à Turin. Quels sont ses enjeux ?

L’instruction menée par le procureur de Turin, Raffaele Guariniello, a duré près de cinq ans. Il a pris la décision de regrouper les plaintes des victimes de quatre usines : deux au Piémont, une à Reggio Emilia, une à Bagnoli près de Naples. Il n’a pas hésité à faire remonter la recherche des responsabilités au plus haut niveau de la multinationale Eternit, mettant en examen l’industriel suisse Stephan Schmidheiny et le belge Jean Louis De Cartier qui étaient les dirigeants du groupe à l’époque. Il a aussi demandé les dossiers de 196 ouvriers italiens à la Suva, la Sécurité sociale suisse, qui a été obligée de s’exécuter (voir ci-dessous). La ténacité de ce magistrat, sa volonté d’aller jusqu’au bout lui ont valu un prestige qui dépasse les frontières de l’Italie.

C’est une affaire gigantesque…

Effectivement. Il y a 2900 plaignants à ce jour. On prévoit 200 à 300 plaintes supplémentaires dans les mois qui viennent. Le dossier compte près de 220.000 pages ! L’instruction est close depuis le mois d’août. Nous attendons la date de l’audience. Le juge mettra sans doute plusieurs mois, pour lire tous les documents.

En fait, ce qui est difficile dans une affaire de cette envergure, c’est d’obtenir non seulement que le Parquet poursuive, mais aussi que la Justice se donne les moyens d’instruire. Il a fallu mobiliser 25 à 30 personnes : des juristes, des policiers, des médecins…
Cette catastrophe sanitaire a touché les ouvriers mais aussi les riverains des usines d’amiante ...

Parmi les 2900 plaignants, il y a 600 victimes environnementales : elles n’ont jamais travaillé chez Eternit ; aucun membre de leur famille n’y a jamais travaillé. Et pourtant elles ont un mésothéliome. L’usine de Casale Monferrato est fermée depuis plus de 20 ans. Pourtant, aujourd’hui encore, on compte 35 à 40 mésothéliomes par an.

Il existe au Piémont une situation géologique et industrielle particulière. Les Alpes, sur le versant italien, contiennent des roches amiantifères. Dans cette région se trouvait la plus grande mine d’amiante d’Europe.
Il y a des points communs avec la situation de la Corse, mais la grande différence c’est que nous sommes ici dans une région à forte densité de population : à 20 kilomètres de cette mine d’amiante, il y a la ville de Turin et plus d’un million deux cent mille habitants ! A Casale Monferrato, le chemin de fer qui apportait l’amiante dans l’usine traversait la ville (50.000 habitants)…

La présence de cet amiante à l’état naturel a favorisé la naissance de diverses industries fabriquant des produits à base d’amiante : le fibrociment, le textile, les freins... Il y a eu dans cette région, jusqu’à la moitié des années 80, une véritable économie de l’amiante…
L’usine de Casale Monferato s’est ouverte en 1905. Elle a employé jusqu’à 3.000 ouvriers. Elle a fermé ses portes en 1986. En plus de 80 années d’activité, elle a rempli plusieurs cimetières.
Les industriels osent-ils prétendre qu’ils ne connaissaient pas le danger ?

Le problème de la connaissance du danger ne se pose plus vraiment aujourd’hui en Italie. La Cour de cassation a confirmé à plusieurs reprises que le risque de cancer était connu à partir des années 60. L’article 2087 du Code civil italien précise qu’un chef d’entreprise a obligation de préserver la santé des travailleurs. Il doit organiser la production, au maximum des possibilités techniques permettant d’assurer la prévention du risque.

Quand a commencé le combat contre l’amiante à Casale Monferrato ?

Les syndicats avaient commencé à poser le problème de l’amiante dans les années 1974-1975, en constatant l’importance du nombre de cancers. Ils avaient posé des questions et réclamé des mesures de prévention.

On travaillait à l’époque dans des conditions effroyables, sans aucun système d’aspiration. Les dirigeants suisses ont apporté quelques améliorations (insuffisantes). Quelques années plus tard, ils ont présenté… une demande de révision à la baisse du montant de leur contrat d’assurance ! Les syndicats s’y sont opposés.

Ils ont engagé une action au civil. Il y a eu des expertises, avec un comptage du nombre de fibres d’amiante dans l’air des ateliers. Nous avons beaucoup travaillé, beaucoup lu. Dans cette usine, la question des dangers de l’amiante a été posée très tôt.

Comment s’est formée l’association de défense des familles victimes de l’amiante à Casale Monferrato et à Cavagnolo ?

Elle a commencé son combat en 1983-1984, quelques années avant la fermeture de l’usine Eternit. Au départ, c’était un noyau de quelques personnes. Puis, quand l’usine a fermé, beaucoup d’ouvriers ont rejoint l’association.

En 1984 nous avons posé pour la première fois le problème d’une action pénale à Casale Monferrato. Nous sommes allés au Parquet pour rencontrer le Procureur. Il nous a répondu : « ça ne passera jamais ! ». Nous l’avons quitté en lui disant : « vous verrez, ça passera ! » Les murs de la ville se sont couverts d’affiches expliquant que le Parquet refusait d’agir alors que beaucoup de gens allaient mourir… En deux mois le Parquet a revu sa position !

Pour affronter Eternit, il a fallu constituer un dossier solide ?

Oui, ce dossier, c’est d’abord le résultat de vingt années de travail.
Dans cette affaire, les industriels suisses nous ont aidés sans le vouloir. Ce sont des gens très ordonnés : ils écrivaient beaucoup. Des secrétaires étaient chargées d’adresser des comptes rendus d’activités quotidiens aux responsables suisses. Ces documents ont été soigneusement conservés. Ils prouvent que la politique du groupe avait une dimension internationale.

Quand Eternit a fermé en Italie, tous ses dirigeants ont été recasés, tous sauf trois. Ils l’ont très mal pris. Ils se sont vengés en transmettant à la Justice les documents qu’ils avaient conservés…

Il y a eu aussi une incroyable tentative de manipulation qui a tourné en notre faveur : les Suisses avaient payé une entreprise de communication pour diffuser de fausses informations et voir quelles étaient les réactions de notre association. Le Parquet a fait saisir des ordinateurs...

Tout cela nous a permis de montrer à quel point les rapports entre la Suisse et l’Italie étaient étroits.

Quelle a été l’attitude des institutions locales ?

Lorsque l’usine de Casale Monferrato a fermé, nous avons vu Cuvelier arriver de France pour proposer de la racheter. Malgré la situation de l’emploi, la municipalité a pris une position courageuse : elle a refusé cette offre : « il n’y aura plus jamais d’usine d’amiante dans cette ville ». Une autre municipalité, celle de Reggio Emilia, avait été saisie d’une proposition analogue. Elle a accepté. L’usine a été rachetée et a prolongé son activité pendant trois ans.

Dans l’action pénale que nous avons engagée, la municipalité, le département et la région se sont constitués partie civile. Les autorités locales collaborent avec les associations, et les organisations syndicales. Elles apportent un soutien financier : les frais d’expertises - qui sont très élevés - seront pris en charge par la Région.

Eternit est une multinationale. Les enjeux de ce procès dépassent les frontières de l’Italie.

Le groupe est présent dans 72 pays, dont la France.

Je suis allé récemment à Berlin. Il y avait là-bas une usine Eternit, qui était propriété, elle aussi, de la famille suisse Schmidheiny. Pendant la guerre, le Reich y a installé un camp de concentration, où il faisait travailler des ouvriers italiens et des prisonniers ukrainiens. Avec d’autres représentants de l’association et des membres du syndicat CGIL, nous avons été invités à prendre la parole lors d’une réunion publique pour commémorer l’événement. Nous avons évoqué les dangers de l’amiante et salué cette commémoration, mais nous avons aussi demandé ce qui avait été fait pour les travailleurs allemands qui avaient continué à y travailler jusqu’en 1996... J’ai été surpris de constater que les maladies de l’amiante étaient encore considérées par certains syndicalistes comme des problèmes individuels…

Face à la multinationale Eternit, le
problème d’une action internationale est posé.

Oui. Il y a sans doute des difficultés et une situation inégale selon les pays, mais les problèmes sont les mêmes partout. Il y a la place pour une action internationale des Eternit en colère, qui pourrait prendre par exemple la forme d’une journée européenne. Ce type d’initiative pourrait avoir un grand écho médiatique.

Des contacts sont en cours entre la Région et le conseil régional de Seine-Saint-Denis. Jean-Paul Teissonnière participera au procès.


Article paru dans le Bulletin de l'Andeva n°25 (Janvier 2008)