« Est-il possible, est-il acceptable que la plus grande catastrophe sanitaire que la France ait jamais connu n’ait ni coupable ni responsable ? »


Dans la banlieue de Dunkerque, à Petite-Synthe, la salle de la Concorde est comble. Pas loin de 1000 personnes ont répondu à l’invitation de l’Ardeva le 25 novembre 2004, près d’un an après le non-lieu prononcé par le tribunal de Dunkerque. Un besoin de se retrouver, de faire corps, de s’informer aussi. Un besoin de comprendre, comment, pourquoi dix personnes meurent chaque jour en France de l’amiante sans qu’aucune responsabilité n’ait été établie. Le débat fut riche. En voici quelques échos.


« Il est absolument anormal que cette catastrophe sanitaire, la plus grande qu’ait connu notre pays, et dont tous les experts ont estimé qu’elle était évitable, n’aboutisse pas à un procès pénal !,
 dénonce à la tribune François Desriaux, président de l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva). Nous avons obtenu, au terme d’un combat acharné, de très bons résultats en terme d’indemnisation mais nous ne pouvons nous en satisfaire. Dans un Etat de droit, ceux qui ont commis des fautes doivent s’en expliquer. Au moins cela, nous voulons l’obtenir. Et nous ne baisserons pas les bras. »

Aux premiers rangs, de nombreuses veuves de victimes de l’amiante, assaillies d’emblée par les journalistes, et une émotion à fleur de peau.
Certaines, trop intimidées pour parler, acquiescent à la colère de leurs voisines qui osent rompre un silence dans lequel beaucoup d’entre elles s’étaient enfermées. Parce qu’à la douleur de la perte s’est parfois ajoutée la honte, celle d’avoir perçu de l’argent, d’avoir été « payée » pour la mort de leur mari, celle de vivre encore. Elles sont là aujourd’hui, au grand jour, pour dire qu’elles ne se tairont pas savoir.

Un besoin de vérité avant même une volonté de sanctionner. Et qu’explique Claude Got, auteur d’un rapport qui a fait date sur les conséquences de l’utilisation de l’amiante sur la santé publique. « Lorsque les familles des victimes ou les victimes elles-mêmes exigent un procès au pénal, ce qui motive leur action, c’est la connaissance d’une vérité. Elles veulent comprendre comment elles ont pu être exposées à ce risque, à ce danger, perdre l’un des leurs, leur santé, leur joie de vivre. Ce n’est pas la sanction qui les intéresse. C’est de savoir qui a fait l’erreur, à quel endroit du système, le montrer du doigt, reconnaître les incompétences et le drame qui en résulte, pour immédiatement après, faire en sorte que cela ne puisse plus se reproduire. »

Dans la salle, pas un bruit, sauf une quinte de toux ici ou là. Les hommes sont les plus nombreux dans l’assistance, pour la plupart « touchés par l’amiante », comme ils disent pudiquement. Certains d’entre eux travaillent encore, déboussolés par l’ampleur d’une hécatombe qu’ils découvrent au fur et à mesure et qu’ils ne soupçonnaient pas. « On passe une radio tous les ans à la médecine du travail, on fait confiance, que faire d’autres de toute façon ? », s’interroge l’un d’entre eux. Il a vu plusieurs de ses collègues « partir », même un ami, un électricien. « Il travaillait dans les tableaux électriques, il l’a attrapé aussi et, pourtant, il ne fumait pas. Mais il y avait de l’amiante partout. On a travaillé dedans sans le savoir et c’est tout ce qu’on peut dire. Ce sont des choses qui n’auraient jamais dû se produire. »

« Ils nous ont bien bouffé la santé avec leurs conneries. Et aujourd’hui, on va en crever, c’est ça... », souffle un autre à son voisin.
Obtenir justice, toutes les victimes sont d’accord. Mais encore faut-il saisir la complexité des stratégies juridiques à déployer pour y parvenir, encore faut-il savoir contourner les obstacles. A la tribune, les interventions se succèdent pour tenter de les éclaircir au mieux. La justice pénale est aujourd’hui la seule en mesure de pouvoir mener à bien des investigations, un privilège dont il ne faut pas manquer de se saisir pour juger « l’affaire de l’amiante ». Mais a-t-elle aujourd’hui les moyens matériels d’enquêter sur les responsabilités à l’origine d’une telle catastrophe ? « Non, répond Valéry Turcey, avocat, ancien président de l’Union syndicale des magistrats, la justice française, dans son état actuel, n’est pas en mesure de mener à bien, comme il le faudrait, les dossiers politico-sanitaires. Lorsque ces dossiers de 25 à 30 tomes arrivent dans les bureaux des juges d’instruction, ceux-ci sont désarmés, ils ne savent parfois pas où les mettre, n’ont même pas forcément d’ordinateur pour informatiser leur travail. »

« C’est la loi Fauchon que vous avez défendue qui représente aujourd’hui le principal obstacle », estime pour sa part Guillaume Perrault, auteur du livre « Ni responsables, ni coupables ». Adoptée en juillet 2000, sous la pression des sénateurs et de l’Association des maires de France, cette loi avait pour objectif officiel de protéger les élus dont la responsabilité pouvaient être mise en cause suite à des accidents mortels survenus dans leur commune. « Le syndrome panneau de basket », ironise l’un des intervenants. «  La reconnaissance d’une responsabilité indirecte conduit désormais à leur mise hors de cause. Mais cette loi a une portée beaucoup plus générale, dénonce Guillaume Perrault, elle concerne chacun d’entre nous. Qui pourrait aujourd’hui être jugé pour une catastrophe comme celle du stade de Furiani ? Uniquement des lampistes. Il en est de même pour les dossiers de santé publique, les erreurs médicales, les accidents de transport et l’amiante bien sûr ! »

Les conclusions du juge d’instruction qui a rendu le non-lieu à Dunkerque fin 2003 sont là comme pour témoigner des conséquences de la loi Fauchon : « Malgré la douleur et la volonté légitime des victimes de l’amiante de trouver des responsables, l’enquête n’a pas permis de rapporter la preuve d’une atteinte involontaire à l’intégrité physique d’une personne telle que la loi la définit désormais. » Invité, le sénateur Fauchon n’a pas daigné participer au Forum. Ni lui, ni les avocats des industriels, ni les représentants de la Caisse régionale d’assurance maladie, ni ceux de l’Institut de la médecine du travail.
« Nous leur avions proposé de venir débattre. Ils n’ont pas voulu répondre à notre invitation. J’ai envie de dire : Courage, fuyons ! », constate Pierre Pluta, président de l’Ardeva.

Dans la salle, la tension est grande. Un homme s’empare du micro : « Dans le port de Dunkerque, on a travaillé l’amiante jusqu’en 1992. Dans notre cas, l’homicide est volontaire. Ils s’acharnent contre les anciens dockers et c’est un combat titanesque que nous devons mener pour que nos droits soient reconnus. »

Un autre s’étrangle de colère : « Selon Fauchon, nous serions responsables de notre propre empoisonnement ?! C’est une gifle intolérable pour nous. »

Un autre encore, syndicaliste : « On parle de loi, mais tous les jours les patrons s’assoient sur le code du travail. Ce n’est pas la loi qui va faire revivre mes deux frères décédés, tous les morts et les malades de l’usine des Dunes. Combien de morts faudra-t-il pour que ces messieurs les députés s’occupent de nous ? Jamais un patron ne payera assez pour le mal qu’il a fait aux travailleurs. »

« Ce que je comprends, c’est que la justice est toujours du côté des puissants », soupire un autre.

Pour Sylvie Topaloff, l’une des avocates de l’Andeva, la loi Fauchon ne constitue pas un obstacle à l’obtention d’une responsabilité pénale. « Même si l’on reste dans ce cadre strict, nous devrions obtenir satisfaction. Que dit la loi ? Que les décideurs publics, les auteurs indirects ne sont pas responsables, sauf dans deux cas : lorsqu’il y a une violation délibérée d’une obligation de sécurité et lorsqu’il y a une faute caractérisée. Et dans le dossier de l’amiante, nous l’avons !
N’avons-nous pas les moyens d’argumenter que des industriels comme Sollac, Usinor, la Normed, Eternit ou encore Everit ont commis une faute caractérisée ? »,
 interroge-t-elle.

Conçu pour juger les voleurs de poules et les assassins, le Code pénal est-il adapté à une société qui a changé et où les risques sont de plus en plus importants, interroge quant à lui Michel Parigot, président du comité anti-amiante de Jussieu. « Les fondements du Code pénal sont les fondements d’une autre société. Aujourd’hui, on doit assumer des responsabilités de plus en plus grandes, a-t-on réellement les moyens de les analyser ?
On parle d’homicide involontaire. Dans l’affaire de l’amiante, personne n’a bien sûr voulu délibérément tuer des gens. Quand un industriel de l’amiante décide de continuer à en commercialiser, ce n’est pas pour tuer, c’est pour gagner de l’argent. Mais que des gens en meurent, on s’en fout. Ce n’est pas prévu par le Code pénal qui ne fait pas la distinction entre la négligence et cette situation. »

Initiatrice de « l’appel des 140 » (voir page 2), avec l’Ardeva, Monique Heyse prend la parole. Non-lieu ou pas, les veuves de Dunkerque sont bien décidées à relancer la machine judiciaire pour obtenir un procès en pénal. « Nous demandons l’ouverture d’une information judiciaire sur l’amiante. »

Toutes les trois semaines, elles marcheront autour du palais de justice de Dunkerque, « jusqu’à ce que justice soit faite »« Il faut que toutes les veuves de France se lèvent avec nous ! », espère-t-elle. Les veuves savent que leur combat est autant pour la reconnaissance de leurs morts que pour la prévention des vivants. Une question de dignité. « A l’heure d’aujourd’hui malheureusement, rappelle François Desriaux, les leçons de l’amiante n’ont pas été tirées. Seul un procès au pénal permettrait peut-être que les choses changent. Alors que plusieurs rapports (de la Cour des comptes, de l’IGAS) ont sévèrement critiqué l’organisation de la prévention des risques professionnels, rien n’a été fait pour l’améliorer. Des réglementations peuvent exister, mais quels moyens se donne-t-on pour garantir leurs applications ? »

Selon une récente étude conduite par le ministère du Travail, 72% des chantiers de désamiantage visités ne respecteraient pas la réglementation en vigueur. Affaire classée vous pensez ?



Article paru dans le Bulletin de l’Andeva N° 15 (février 2005)