Le milliardaire suisse Stephan Schmidheiny a été durant une décennie propriétaire et gestionnaire des quatre usines italiennes d’amiante-ciment Eternit (Casale Monferrato, Cavagnolo, Bagnoli, Rubiera). Cette activité a provoqué des milliers de morts.

Une première action judiciaire a été engagée par près de 2000 plaignants. A Turin, les juges  l’avaient condamné en 2012 à 16 ans  de prison, puis en 2013 à 18 ans de prison en appel, en tant que responsable d’une « catastrophe environnementale », ayant agi en pleine conscience des dégâts humains et environnementaux que ses décisions allaient provoquer.

Malheureusement, à Rome en 2014, la Cour de cassation avait anéanti les espoirs soulevés par ces condamnations, en invoquant la prescription.

Sept ans après l’échec douloureux de ce « maxi-procès » une autre action judiciaire a été engagée
(« Eternit-bis ») avec deux différences importantes  :

1) Les jugements pour les quatre sites Eternit seront rendus par quatre juridictions différentes.

2) Le chef d’accusation ne sera pas la catastrophe environnementale, mais l’homicide, avec un délai de prescription différent.

La qualification d’homicide involontaire (« omicidio colpevole ») a été retenue par les juges de Turin pour deux ouvriers du site de Cavagnolo. Le tribunal a déjà condamné Stephan Schmidheiny à 4 ans de prison, avec interdiction d’exercer toute charge publique pendant 5 ans et versement de dommages et intérêts aux parties civiles (proches des victimes, associations, organisations syndicales, institutions régionales).

En revanche,  c’est la qualification d’homicide volontaireomicidio doloso») qui a été retenue pour les 392 morts de Casale Monferrato et ceux de Bagnoli. Vu la gravité de cette qualification, l’affaire sera plaidée devant les Cours d’assises de Novare pour Casale et de Naples pour Bagnoli.  Le jugement sera rendu par une formation composée de deux magistrats professionnels et de six jurés populaires (« judici populari »)

Sur les 392 victimes décédées de Casale, 63 ont travaillé chez Eternit et 329 n’y ont jamais mis les pieds.
Les victimes « environnementales » sont quatre fois plus nombreuses que les victimes du travail ! 
Des chiffres qui en disent long sur la dissémination des fibres cancérogènes répandues dans l’usine et sur la ville par cette activité industrielle meurtrière.

A Casale (32 000 habitants), près de 3000 personnes sont mortes d’une maladie liée à l’amiante.
Aujourd’hui, 35 ans après la fermeture, l’amiante tue près de 50 Casalais par an (un par semaine !).

A Novare, le procès a commencé en juillet. Durant les trois premières audiences, les avocats de Schmidheiny ont soulevé des questions préliminaires, visant à démontrer que les droits de la défense étaient bafoués ce qui, selon eux, remettait en question la légitimité même du procès.

La Cour a rejeté les requêtes en nullité.  Les audiences reprendront en septembre.


Comment suivre ce procès ?

Silvana Mossano, qui fut pendant 30 ans journaliste au quotidien La Stampa vit à Casale Monferrato.

Elle a suivi tous les combats de l’AFeVA et couvert toutes les étapes du procès « Eternit N°1 » .

Aujourd’hui retraitée, elle suit le procès « Eternit-bis » (où elle est elle-même partie civile)  « par engagement personnel et par respect pour les victimes ».

Ses comptes-rendus d’audiences expliquent clairement les questions de droit les plus complexes et rendent compte du vécu douloureux des familles. Ils sont en ligne sur son site :

www.silmos.it.

Ils sont traduits au fur et à mesure en anglais par Vicky Fanzinetti et envoyés au réseau international des associations de victimes de l’amiante.

Certains sont traduits en français et inclus dans les « Infos amiante ».

 Merci à Silvana dont les articles ont fourni la matière de ce dossier et merci à l’infatigable Vicky.


De quoi est accusé le milliardaire suisse ?

La lecture de l’acte d’accusation le lundi 19 juillet par Gianfranco Pezone, le président de la Cour d’Assises a duré exactement douze minutes chrono. La plus grande partie du temps a été consacrée à l’égrenage douloureux des 392 noms des victimes décédées.

Homicide volontaire

L’industriel suisse, dernier propriétaire des usines italiennes d’Eternit encore vivant, devra répondre enCour d’assises de l’accusation d’homicide volontaire (avec circonstances aggravantes) à l’encontre de 392 personnes.

Ces victimes ont été contaminées durant la décennie 1976-1986, période durant laquelle « il a effectivement exercé la direction et la gestion de l’entreprise ».

Sur ces 392 victimes casalaises, 63 sont des ouvriers de l’usine de Casale Monferrato et 329 des habitants de la ville, tombés malades après avoir inhalé des poussières d’amiante cancérogènes relarguées et disséminées aux alentours de l’usine.

L’acte d’accusation

L’acte d’accusation, soutenu par les procureurs Gianfranco Colace et Maria Giovanna Compare ne lui reproche pas d’avoir fabriqué des toitures ou des tuyaux d’eau en amiante-ciment (avant 1992, en Italie, cette activité n’était pas interdite).

Il lui est reproché de ne pas avoir pris de mesures pour empêcher la dissémination massive des fibres d’amiante dans l’usine et à l’extérieur, alors qu’il était très bien informé de leurs effets cancérogènes.

« Un travail de désinformation systématique »

L’acte d’accusation soutenu par le Ministère public évoque une « exposition incontrôlée qui perdure encore aujourd’hui », une exposition qui a même touché « des enfants et des adolescents, lors d’actitivités ludiques »

Ces contaminations mortelles sont le résultat de la politique d’entreprise qu’il a menée pendant dix ans, avec le « recours systématique à un expert en communication pour lever les soupçons qui pesaient sur lui et dissimuler ses responsabilités »

« Ainsi, l’industriel a rassuré la collectivité avec des informations qui n’avaient aucun fondement », assumant « un travail de désinformation systématique » sur les dangers réels et la cancérogénicité de l’amiante.


Les trois questions préliminaires des avocats de la défense

Lors des trois premières audiences de juillet, les avocats de Schmidheiny, Guido Carlo Alleva et Astolfo Di Amato, ont soulevé trois questions préliminaires pour démontrer que les droits de la défense étaient bafoués ce qui remettait en cause la légitimité du procès.

La première  question était celle du « ne bis in idem », un principe du droit pénal, selon lequel: une personne ne peut être jugée deux fois pour le même fait.

Le président Pezone a rejeté le demande d’irrecevabilité, en indiquant que le chef d’accusation retenu pour le procès Eternit N°1 (« catastrophe environnementale ») avait une dimension collective et reposait sur des données épidémiologiques et non sur l’examen de dossiers invididuels.

La deuxième question préliminaire concernait la traduction en allemand (la langue de Schmidheiny), jugée inexacte et incompréhensible, au point d’hypothéquer sa capacité à préparer sa défense. La Cour a rejeté la requête en nullité, estimant que « l’accusé a bien compris la portée des chefs d’accusation retenus contre lui » et que ses défenseurs avaient pour « tâche spécifique d’informer leur client ».

La troisième question préliminaire concernait la demande de rééxamen des prélèvements biologiques réalisés sur des victimes par un anatomopathologiste désigné comme expert par les avocats  de Schmidheiny, afin de vérifier l’authenticité de chaque diagnostic.

Le président Pezone a fait droit à cette demande qui s’était d’abord heurtée à un refus. Il a estimé que « la défense a le droit de réaliser des investigations techniques avec ses propres experts », à condition qu’elles soient réalisées  sur le lieu de conservation, en respectant leur intégrité, sous la surveillance de personnes compétentes et en présence des experts du parquet. Ces analyses devraient demander environ trois mois.

Cette décision, peut-être argumentable sur le plan du droit, place les proches des victimes dans une situation humainement insoutenable.

« Les 392 noms lus par le président ne sont pas que des noms,  dit Silvana Mossano. Chacun a son histoire, l’histoire d’une effrayante métamorphose où l’on passe en un instant d’une vie pleine de projets au diagnostic monstrueux d’une maladie mortelle. Et maintenant, ceux qui ont vu la vie d’un être cher se briser  vont encore souffrir d’avoir à prouver que c’est bien un mésothéliome et non un coup du sort qui a anéanti sa vie ! »

En attendant le procès continue à la rentrée.


Combien de témoins et d’experts ?

Les avocats de Schmidheiny ont remis une liste de noms de 110 pages ! S’ils voulaient emboliser le procès, ils n’agiraient pas autrement. La liste sera heureusement réduite.

Nouvelles audiences en septembre

Elles débuteront par l’audition de Nicola Pondrano, ex-ouvrier d’Eternit, militant de CGIL et Afeva. Celle de Bruno Pesce, autre porte-parole de la lutte, suivra.

Sans vergogne ni regrets

En novembre 2017, Schmidheiny a reçu un prix attribué par la Fondation suisse « Liberté et Responsabilité ». La cérémonie a eu lieu à la fac de Zurich, en présence d’anciens membres du gouvernement et du parlement fédéral qui ont salué ses « réalisations exceptionnelles » qui ont « rendu notre monde meilleur » et dénoncé « les actes de persécution » (sic) que lui a fait injustement subir la justice italienne !

Schmidheiny a déclaré à cette occasion qu’il avait « la conscience tranquille », car il avait essayé de fonctionner « selon la science et sa conscience ».

Une désertion autorisée

Lors du procès Eternit N°1, une centaine de victimes,  venues en car de Casale Monferrato, étaient présentes à chaque audience. Schmidheiny, lui, n’avait assisté à aucune. La loi    lui permet d’être absent s’il est représenté par des avocats. Mais cet absentéisme délibéré a été ressenti par les victimes comme un manque de courage et une marque de mépris à l’égard de personnes  dont il a détruit la vie.


 Une lettre de l’Andeva en soutien à l’Afeva

 

« La justice doit sanctionner les industriels qui ont trompé les travailleurs et la population »

Chers amis de l’AFeVA,

Le conseil d’administration de l’Andeva, réuni le 12 juin 2021, tient à vous témoigner toute sa solidarité et ses encouragements pour le procès Eternit‑Bis que nous suivons avec beaucoup d’attention.

Nous étions
à vos côtés
à Turin et à Rome

Le premier procès contre Eternit reste encore dans nos mémoires, comme un moment très fort de la solidarité internationale des victimes de tous les continents.

Nous étions à vos côtés à Turin lorsque le juge Casalbore a lu l’interminable liste des victimes du « maxi-procès ».

Nous avons partagé votre émotion lorsqu’ont été prononcées les peines de 16 ans puis de 18 ans de prison contre Schmidheiny. C’était une première mondiale. 

Nous étions aussi à vos côtés à Rome, lorsque la Cour de cassation a prononcé le verdict de la honte et nous avons partagé votre tristesse et votre rage.

L’espoir ranimé de voir la justice enfin rendue

Le procès Eternit-bis qui s’est ouvert la semaine dernière à Novare a ranimé notre espoir de voir la justice enfin rendue pour les milliers d’êtres chers fauchés prématurément par une maladie évitable. 

La vie humaine doit être respectée

Dans une société civilisée, le rôle des juges est de rappeler à tous les citoyens que la vie humaine doit être respectée et qu’il y a des limites à ne pas franchir.

La justice doit juger et sanctionner les industriels qui ont trompé les travailleurs et la population, en dissimulant la dangerosité d’un matériau mortifère pour prolonger leur business au mépris de la santé de tous.

Nos yeux sont tournés vers l’Italie

En France, les premières plaintes au pénal ont été déposées il y a un quart de siècle, et aucune audience sur le fond n’a encore eu lieu à ce jour. Au lieu de rechercher les responsables de la tragédie, les derniers juges d’instruction et le Parquet les protègent. Ils ont tenté récemment de clore l’instruction par un non-lieu sous prétexte qu’il serait médicalement et juridiquement impossible d’attribuer à quiconque la responsabilité des fautes commises. Cette tentative a échoué, mais ils continuent à multiplier les obstacles.

C’est pourquoi nos yeux sont tournés vers l’Italie. Le simple fait qu’un serial-killer industriel milliardaire soit jugé par une cour d’assise pour homicide volontaire est déjà une première victoire de grande portée.

Nous savons que la tenue de ce procès sera compliquée par la crise sanitaire de la Covid 19. Nous savons que la route est encore longue et que chaque année qui passe alourdit le poids qui pèse sur vos épaules.

Nous voulons vous dire notre amitié et notre indéfectible solidarité avec toutes les victimes. La Justice triomphera.

Pour le Conseil d’administration de l’Andeva :

Le Président

Jacques FAUGERON

Le Secrétaire national

Alain BOBBIO


Article paru dans le Bulletin de l’Andeva n°66 (septembre 2021)