Alain Carré est médecin du travail retraité, responsable d’une consultation de suivi post-professionnel des agents des Industries électriques et gazières. Jean-Michel Sterdyniak est médecin du travail dans un service de santé au travail interentreprises de Seine-Saint-Denis et secrétaire général du SNPST (syndicat des professionnels de la santé au travail)

Un décret du 9 août 2021, en vigueur depuis le premier octobre 2021 instaure une visite médicale de fin de carrière. Que va-t-il changer ?

Alain Carré : Jusqu’à présent l’article D461-25 du code de la Sécurité sociale permettait aux travailleuses et aux travailleurs qui sont ou ont été exposé.es à certains cancérogènes de bénéficier d’un suivi médical post-professionnel.

L’arrêté du 28 février 1995 précisait la nature des attestations ouvrant droit à ce suivi (celle de l’employeur et celle du médecin du travail) ainsi que la nature des examens complémentaires de suivi.

Avec le décret du 9 août 2021, une nouvelle responsabilité, non partagée par l’employeur, échoit au médecin du travail : celle d’attester a posteriori d’un « état des lieux » des risques professionnels pour un ou une salarié.e et de lui remettre un document écrit qui en fasse une synthèse.

Cet « état des lieux » ne concerne pas seulement les cancérogènes.

Jean-Michel Sterdyniak  : Il concerne tous les risques  physiques, chimiques, et de rythme énumérés dans l’article  L4161‑1  du Code du Travail, notamment la manutention manuelle de charges lourdes, les vibrations mécaniques, le bruit, le travail de nuit, les gestes répétitifs...

Et tous ces risques doivent être pris en compte sur l’ensemble de la carrière professionnelle.

Quel intérêt de cet « état des lieux » pour le ou la salarié.e qui passé cette visite de fin de carrière ?

Alain Carré : Ce document doit normalement faciliter la reconnaissance des maladies professionnelles liées à ces risques et l’accès à une prévention secondaire par un suivi médical.

Mais l’analyse de ce décret doit être replacée dans un contexte général d’affaiblissement et de transformation de la médecine du travail. 

A quelles difficultés peut se heurter la mise en oeuvre de ce décret ?

Jean-Michel Sterdyniak  :  Réaliser un état des lieux  multi-risques sur l’ensemble d’une carrière professionnelle sera très chronophage. Cela nécessiterait même une formation particulière des médecins du travail sur la reconstitution des cursus d’expositions professionnelles.

Le problème, c’est qu’on demande aux médecins du travail de faire toujours plus avec toujours moins de moyens !

En 2015, il y avait 5131 médecins du travail et collaborateurs, soit 4000 équivalents temps plein. En 2021, on est tombé à 4275, soit 3561 équivalents temps plein.

Il y a en moyenne un médecin du travail pour 4690 salariés. Mais en province, dans certaines régions, il n’est pas rare d’en avoir un pour 10.000 salariés.

Alain Carré : si l’on fait la somme des obligations personnelles nouvelles du médecin du travail en matière de traçabilité des expositions individuelles des
salariées et si on les compare aux moyens, parfois dérisoires, qu’il a pour y répondre, on peut parler d’injonction paradoxale et de transfert déloyal de responsabilité des employeurs sur les médecins du travail.

Quelle est l’attitude des employeurs en matière de traçabilité des expositions professionnelles ?

Jean-Michel Sterdyniak  : l’arrêté du 28 février 1995 prévoit la délivrance d’une attestation d’exposition à tout travailleur ayant été exposé à des cancérogènes (une partie de cette attestation étant rédigée et signée par l’employeur, une autre par le médecin du travail).

Mais les chefs d’entreprise ont toujours rechigné à délivrer ce document, de peur de mettre le doigt dans un engrenage qui les conduirait à la reconnaissance d’une maladie professionnelle  voire à celle d’une faute inexcusable de l’employeur. L’un d’eux m’a même dit un jour : « Si je signe cette attestation, je me tire une balle dans le pied » !

Beaucoup ne respectent pas l’obligation légale faite à « tout employeur qui utilise des procédés de travail susceptibles de provoquer des maladies professionnelles » (...) d’en faire la déclaration à la CPAM et à l’inspecteur du travail (article L. 461-4 du Code de la sécurité sociale).

Alain Carré : Il y a très peu d’attestations d’exposition délivrées et très peu d’examens de suivi post-professionnel réalisés. La quasi-totalité concerne l’amiante. On ne voit pratiquement jamais d’attestation pour des cancérogènes courants tels que les HAP, le trichloréthylène ou la silice.

Au lieu de sanctionner les employeurs récalcitrants, les gouvernements successifs ont « allégé » les obligations des employeurs en matière de traçabilité individuelle des expositions. Le décret du 30 janvier 2012 adopté sous la présidence de Nicolas Sarkozy avait été un premier pas en arrière.

Le décret du 9 août 2021 se présente comme une avancée en matière de traçabilité des expositions, mais il fait un pas supplémentaire dans le sens d’une déresponsabilisation des employeurs.

On peut craindre que le prochain pas soit l’annulation de l’arrêté du 28 février 1995, désormais considéré comme caduc.

Quel rôle peuvent jouer les médecins du travail dans ce contexte pour faire avancer la traçabilité des expositions professionnelles et le suivi médical ?

Jean-Michel Sterdyniak  :  Le contexte est défavorable, à cause des effets conjugués de la diminution des médecins du travail et de la précarisation de la situation des travailleurs.

Il n’est pas rare aujourd’hui de voir des salariés qui ont travaillé dans une vingtaine ou une trentaine d’entreprises différentes. La reconstitution des parcours professionnels devient plus difficile.

La périodicité des visites médicales du travail s’est espacée : elles peuvent avoir lieu tous les 5 ans maximum (contre tous les deux ans auparavant).
Le jour de la visite de fin de carrière, le médecin du travail pourra donc avoir en face de lui un salarié qu’il n’a jamais vu !

La réalisation effective de cette visite dépendra de la bonne volonté de l’employeur pour aviser en temps voulu le service de santé au travail du départ du salarié.

Le décret est récent. Nous n’avons pas de recul sur sa mise en oeuvre, mais on s’attend à des difficultés.

Alain Carré : L’analyse des risques professionnels et la prévention sont de longue date la base du métier.

Au niveau individuel, les renseignements sur les expositions présentes et passées recueillis par le médecin du travail lors des visites médicales et des enquêtes  doivent être inscrits dans le dossier médical. Au niveau collectif,  l’analyse des risques professionnels est au coeur de la fiche d’entreprise.

Les médecins du travail doivent intervenir auprès de l’employeur pour obtenir les moyens nécessaires. Cela implique de revoir la durée des visites qui conditionne le calcul des effectifs par équivalent temps plein.

Enfin un travail collectif des médecins du travail doit être engagé pour se doter d’outils qui aident à la reconstitution des parcours professionnels et à l’évaluation des expositions (fiches de postes et de métiers, questionnaires...).

Pour les médecins du travail, quelles que soient les difficultés, l’heure n’est ni à la déploration ni au repli.

Il faut exiger des moyens et déployer un travail collectif pour préparer au mieux les visites de fin de carrière

Jean-Michel Sterdyniak  :  Cette visite de fin de carrière peut être utile et pertinente, à condition d’être préparée. Cela pose la question de la traçabilité des expositions professionnelles tout au long d’une vie de travail. Cela pose aussi la question de la prévention primaire, c’est-à-dire de la soustraction des travailleurs aux risques. Le suivi médical post-professionnel c’est bien, mais l’absence d’exposition c’est mieux. La profession doit relever le défi : élaborer des outils et des méthodologies, se former à l’analyse rétrospective des expositions professionnelles.


Le décret du 9 août 2021

Depuis le 1er octobre 2021, les salariés sur le départ à la retraite et qui ont occupé un poste à risques pour leur santé ou leur sécurité peuvent bénéficier d’une visite médicale de fin de carrière organisée par l’employeur. 

Un décret  du 9 août 2021  apporte des précisions sur les modalités de cette visite et les salariés concernés.

L’employeur a obligation d’informer le médecin du travail du prochain départ (ou de la retraite) d’un salarié ayant eu un suivi médical renforcé, à cause d’expositions touchant à sa santé ou sa sécurité.

A la fin de la visite, le médecin doit établir un document faisant un état des lieux des expositions aux risques professionnels.

Il peut préconiser, le cas échéant, une surveillance médicale post-professionnelle et ses modalités en lien avec le médecin traitant du salarié.


Article paru dans le Bulletin de l’Andeva n°67 (janvier 2022)