La justice italienne se coupe en quatre

Il y a 13 ans, à Turin, se tenait un « maxi-procès » contre le milliardaire suisse Stephan Schmidheiny, ex-PDG et propriétaire des quatre usines  italiennes d’amiante-ciment Eternit.

Près de 3000 plaintes avaient été déposées. Après une instruction minutieuse du parquet, Schmidheiny avait été reconnu responsable d’une catastrophe environnementale doublée d’une hécatombe ouvrière.

Il avait été condamné  à 16 ans puis à 18 ans de prison en appel, mais relaxé par la Cour de cassation qui jugea que tous les dossiers étaient prescrits.

Aujourd’hui, pour le procès « Eternit-bis», le chef d’accusation est l’homicide. Et il y a 4 procédures pénales relevant de 4 juridictions distinctes :

- les tribunaux correctionnels de Turin pour l’usine de Cavagnolo (2 dossiers) et de
Reggio Emilia pour l’usine de Rubiera (2 dossiers), 

- les Cours d’assises de Naples pour l’usine de Bagnoli (8 dossiers) et de Novare pour l’usine de Casale Monferrato (392 dossiers).

Les tribunaux de Turin et de Naples ont déjà condamné le magnat suisse. Ceux de Reggio Emilia et de Novare n’ont pas encore rendu leur décision.


NAPLES

Schmidheiny condamné à 3 ans et demi de prison

La Cour d’assises de Naples a condamné Stephan Schmidheiny, le milliardaire suisse qui fut pendant près de dix ans PDG et propriétaire des quatre usines Eternit italiennes qui produisaient de l’amiante-ciment.

Elle lui inflige une peine de trois ans et demi de prison assortie d’une interdiction d’exercer toute charge publique pendant cinq ans et elle le condamne à verser des dommages et intérêts aux parties civiles (associations, syndicats, institutions régionales).

Huit familles de victimes professionnelles et environnementales, tuées par l’amiante de l’usine de Bagnoli avaient engagé des poursuites pénales.

Une seule a abouti. La Cour a jugé que les autres dossiers étaient prescrits. C’est la seconde fois que le milliardaire suisse est condamné à une peine d’emprisonnement pour « homicide involontaire » dans le cadre des procès « Eternit-bis ». En 2019, le tribunal de Turin lui avait déjà infligé une peine de quatre ans d’emprisonnement pour le décès de deux ouvriers de l’usine de Cavagnolo.

Schmidheiny a fait appel de ces deux condamnations.

Devant la cour d’assises de Naples, le ministère public avait requis 23 ans et 11 mois de prison contre Schmidheiny pour homicide volontaire. Mais la cour a finalement retenu la qualification d’homicide involontaire avec la circonstance aggravante d’avoir agi en parfaite conscience des conséquences de ses actes.

Cette requalification a eu des conséquences :

- 6 dossiers sur 8 ont été jugés prescrits (aucun ne l’aurait été, si l’homicide avait été qualifié de volontaire).

- Pour l’unique dossier jugé recevable, la peine de prison a été sensiblement allégée.

(un dernier dossier s’est soldé par un acquittement).

On peut comprendre l’amertume des familles, à l’énoncé du jugement. Mais on retiendra que le tribunal a reconnu que le PDG était responsable de cet environnement industriel mortifère et qu’il était conscient des conséquences de ses actes.  

Des maladies graves ont frappé non seulement des ouvriers qui inhalaient ces fibres cancérogènes à l’usine, mais aussi des épouses qui lavaient les bleus de travail à la maison.

Le propre frère de l’industriel suisse a expliqué qu’au domicile des Schmidheiny on parlait de la nocivité de l’amiante alors que, dans les usines Eternit, on dissimulait le danger aux ouvriers qui travaillaient sans précaution dans des nuages de fibres cancérogènes.

La Cour d’assises de Naples  a jugé que les préjudices des proches de la victime étaient indemnisables, sans fixer de montant. Pour obtenir réparation, ils devront déposer une plainte au civil.

Un pas a été franchi, mais la route est longue. C’est encore un jugement en première instance pour une victime d’une des 4 usines Eternit. L’affaire ira en appel puis en cassation. Le verdict pourrait alors à nouveau changer.

Aujourd’hui à Novare, devant une autre Cour d’Assises, sont plaidés les dossiers de 392 victimes de Casale Monferrato. Le combat judiciaire est acharné. Les enjeux sont considérables.


NOVARE

Les victimes face au discours « scientifique » des « experts»

« La confrontation avec des scientifiques mercenaires est devenue de plus en plus âpre », avait expliqué Laura d’Amico, avocate des victimes de Casale Monferrato dans le procès « Eternit-bis ». Chaque nouvelle audience vient confirmer cette évidence.

Qu’il s’agisse de médecins ou de professionnels de la prévention, les experts, souvent renommés, que désignent les dirigeants des grands groupes industriels dans les procès sont généralement plus sensibles à l’argent qu’à la santé publique. Confrontés à la violence monstrueuse d’un homicide de masse, ils ferment les yeux et érigent la stratégie du doute  à la hauteur d’un art.

On avait déjà vu lors des audiences des médecins prendre le contrepied d’analyses largement partagées par la communauté scientifique pour remettre en question l’existence d’un lien causal entre l’amiante d’Eternit et la survenue d’un mésothéliome.

A l’audience du 11 avril, ce fut le tour des hygiénistes industriels.

Danilo Cottica est chimiste et hygiéniste, professeur dans les universités de Pavie et de Brescia et maître de conférences à l’Université de Padoue. Il a été président de l’Association italienne des Hygiénistes industriels. Bref, ce qu’on appelle une pointure.

Devant la cour d’assises de Novare,  il vole au secours de Schmidheiny.

Il commence par dresser la liste des mille et une utilisations de l’amiante dans le monde, puis la liste de toutes les entreprises qui ont travaillé dans la zone de Casale Monferrato (BTP, métallurgie, bois, caoutchouc et plastique, textile et habillement...  N’ont-elles pas, elles aussi, utilisé de l’amiante ?  Comment savoir si telle ou telle fibre provient d’Eternit ?

Giuseppe Nano, ingénieur, professeur à l’École polytechnique de Turin et de Milan, et auteur de nombreuses publications, rend hommage aux efforts de Schmidheiny pour investir dès les années 1970 dans la modernisation de ses usines, avec « des effets positifs pour l’environnement, en réduisant l’empoussièrement (...) les interventions ont été faites selon les règles de l’époque (...) en utilisant les meilleures technologies. » 

Il n’y avait donc « plus aucun danger pour les travailleurs ». Il s’en porte garant. Que demander de plus  ?


Article paru dans le Bulletin de l'Andeva n°68 (juin 2022)