Par un arrêt du 5 avril 2019, la Cour de cassation a élargi le champ d’application du préjudice d’anxiété à des salariés qui en étaient jusqu’ici injustement exclus. Maître Elisabeth Leroux, du cabinet TTLA, fait le point sur cette avancée et sur les conditions des batailles à venir.

 

Quelle était la situation avant le revirement de la Cour de cassation ?

Elisabeth Leroux : En mai 2010, elle avait reconnu pour la première fois le préjudice d’anxiété dans le cadre de la responsabilité civile contractuelle de droit commun.
Mais, en août 2015, elle a limité strictement l’accès aux salariés ayant travaillé dans un établissement inscrit sur les listes ouvrant droit à la cessation anticipée d’activité « amiante ».

Pour eux était reconnue une triple présomption. L’exposition à l’amiante, la faute de l’employeur et l’anxiété étaient présumées dès lors que l’établissement était inscrit.
Mais la Cour excluait des salariés massivement exposés, tels que des maçons fumistes, des chauffagistes ou des sous-traitants.

Nous avons critiqué cette jurisprudence restrictive dont le fondement était dérogatoire au droit commun. Nous avons dit qu’elle engendrait une rupture d’égalité et qu’elle était discriminatoire.

Nous n’étions pas les seuls. La Cour d’appel de Paris a résisté pour des dossiers EDF, les cours d’appel d’Agen et de Lyon pour des entreprises sous-traitantes, celle de Poitiers pour des dockers.

Au sein de la chambre sociale de la Cour de cassation certains conseillers avaient souhaité que cette jurisprudence évolue. La chambre criminelle et la chambre civile avaient déjà reconnu ce préjudice dans le cadre de la responsabilité civile contractuelle. Le Conseil d’Etat également en mars 2017.

C’est dans ce contexte que l’assemblée plénière de toutes les chambres de la Cour de cassation s’est réunie pour trancher la question. A l’audience, le ministère public s’est prononcé pour un revirement de jurisprudence estimant que la position antérieure provoquait une rupture d’égalité et qu’elle était discriminatoire. Il a été suivi par l’assemblée plénière.

Qu’est-ce que ce revirement va changer ?

E.L. Pour les salariés des établissements inscrits, la triple présomption ne sera pas remise en cause.

Pour les autres, - dans le cadre de la responsabilité civile contractuelle - un salarié pourra faire reconnaître son préjudice d’anxiété s’il apporte la preuve de l’exposition, la preuve de l’anxiété et la preuve d’un lien de causalité entre exposition et anxiété.
L’employeur pourra faire valoir son point de vue en tentant de démontrer qu’il avait mis en oeuvre tous les moyens de protéger la santé de ses salariés. Il faudra répliquer en démontant ses arguments. La question de l’exposition fautive sera donc au coeur des débats judiciaires

Le plaignant devra aussi apporter la preuve de l’anxiété.

E.L. Oui. L’arrêt du 5 avril précise qu’il pourra le faire « par tous moyens ». Il peut s’agir d’attestations, de documents médicaux ou de coupure de presse par exemple.

Comment se posera désormais le problème de la prescription ?

E.L. L’arrêt du 5 avril ne répond pas précisément à la question.

Les salariés ayant travaillé dans un établilssement inscrit relèvent d’un dispositif dérogatoire au droit commun instauré par l’article 41 de la loi de financement de la Sécurité sociale pour 1999 et précisé par des arrêtés inscrivant tel ou tel établissement. Pour les autres établissements, on est sur le fondement de la responsabilité civile.

La durée du délai de prescription sera-t-elle de 5 ans ou de 2 ans ? La question est posée. La Cour de cassation devrait préciser prochainement sa position.

Mais quel sera le point de départ de ce délai de prescription ?

E.L. Pour les établissements inscrits, c’est aujourd’hui la date de parution de l’arrêté d’inscription au journal officiel et cela ne devrait pas changer.

Pour les autres, ce sera au salarié d’indiquer la date à laquelle il aura été informé du danger.

Des contestations sont à prévoir.

E.L. Il faut rappeler que l’article 9 du décret du 17 août 1977 sur la protection des salariés exposés aux poussières d’amiante précise que « L’employeur est tenu de remettre des consignes écrites » à toute personne affectée à ces travaux et de l’informer « des risques auxquels son travail peut l’exposer » ainsi que « des précautions à prendre pour éviter ces risques ».

Il s’agit donc d’une information écrite remise individuellement en main propre à chaque salarié qui doit en accuser réception.

Ces obligations ont été précisées et renforcées par les réglementations ultérieures.

Quelle est la portée de cet arrêt du 5 avril ?

E.L. C’est un message fort adressé aux employeurs pour qu’ils renforcent la Prévention des risques. Ils ont obligation d’inrformer et de protéger leurs salariés.

La Cour de cassation se réunira de nouveau en plénière le 20 juin pour des dossiers de cheminots de Marseille et de mineurs de Lorraine. Quels sont les enjeux ?

E.L. L’anxiété est une réalité vécue par tous les salariés exposés à des agents cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques (CMR), tels que le trichloréthylène, la silice, le benzène, les fumées de diésel, le formaldéhyde, les rayonnements ionisants.

Ces produits, cités par l’avocat général lors de l’assemblée plénière, sont classés dans la catégorie 1 par le Centre International de recherches sur le cancer. On peut évoquer aussi les pesticides.

Le champ d’application du préjudice d’anxiété s’est élargi aux travailleurs exposés à l’amiante. Il doit maintenant s’élargir aux produits CMR. »