Il fait encore nuit le 3 janvier, quand les premiers arrivants se regroupent, à la lueur de grosses bougies posées sur le sol, devant le Palais de Justice de Bruxelles où la procédure engagée il y a 17 ans par Françoise Jonckheere va être plaidée en appel.

Informée très tard de la date d’audience, l’Abeva a réussi à mobiliser. Les journalistes sont nombreux. Des délégations de l’Andeva et de l’AFeVA sont là. Des messages de solidarité sont arrivés des Caper Bourgogne, Eternit Caronte et Ardèche qui n’ont pu se déplacer.

« Françoise a refusé le chèque de 42 000 euros qu’Eternit lui proposait pour acheter son silence »

Eric Jonckheere, co-président de l’Abeva, prend la parole : « Françoise Vannoorbeeck /Jonckheere, mère au foyer a payé de sa vie une exposition environnementale à l’amiante produit par Eternit.

Ayant déjà perdu son mari, sachant que ses cinq fils avaient été eux aussi massivement contaminés, elle devint une lanceuse d’alerte avant que l’expression entre dans le langage courant. »

Derrière lui, une forêt de pancartes « Je suis Françoise » rendent un affectueux hommage au courage de cette femme d’exception sans qui ce procès n’aurait jamais eu lieu.

Une famille décimée par l’amiante

La famille habitait à deux pas de l’usine de Kapelle-op-den-Bos où Pierre Jonckheere était ingénieur. En 1987, il mourut d’un mésothéliome. En 1990, Françoise, son épouse, fut atteinte de la même maladie. Elle comprit alors qu’Eternit avait caché sciemment un risque mortel pour les salariés, leurs familles et la population voisine.

La multinationale lui proposa 42 000 euros pour acheter son silence. Françoise refusa. Elle décida d’attaquer la société en justice et de créer l’ Abeva.
Après son décès en 2000, deux de ses fils, Pierre-Paul et Stéphane furent à leur tour emportés par un mésothéliome, en 2003 puis en 2006. Ils avaient 43 ans.

Trois fils poursuivent aujourd’hui ce combat judiciaire entamé il y a 17 ans. «  Ce n’est pas une question d’argent mais de justice La responsabilité d’Eternit doit être reconnue  », explique Xavier Jonckheere.

Un premier jugement exemplaire

« Ce procès est le premier du genre en Belgique qui abrita le puissant lobby pro-amiante, dit Eric qui rappelle qu’en première instance, le 28 novembre 2011, « le tribunal a rendu un jugement exemplaire » dont « les attendus sont très sévères ».

Il évoque «  le cynisme incroyable avec lequel des connaissances scientifiques ont été balayées par appât du gain  » et les manoeuvres de l’entreprise pour «  minimiser et dissimuler les dangers de l’amiante » et pour «  bloquer l’adoption légale de mesures de protection de la santé publique. »

Condamnée à indemniser la famille, Eternit a fait appel du jugement. Elle soutient qu’elle n’a commis aucune faute, qu’elle a respecté la loi et agi au mieux, compte tenu des connaissances de l’époque.

« Vous saviez ! »

Eric dénonce ces mensonges et interpelle les dirigeants d’Eternit  : « En 1984, des essais concluants d’un produit de substitution vous ont été proposés. Vous les avez rejetés arguant que l’amiante n’était pas interdit. En 1963, vous avez refusé d’aller à New York rencontrer le professeur Selikoff qui avait démontré les liens entre l’amiante et le développement de cancers. »

Il évoque le témoignage d’un camarade de classe de Johnny, dernier rejeton de la dynastie des Emsens (les propriétaires d’Eternit Belgique), ici présent :
« En 1948, élèves en terminale à Bruxelles, ils s’en allèrent visiter les usines du grand-père à Kapelle. Alors qu’ils pénétraient dans une pièce, le jeune Emsens s’était écrié  : « partons, respirer l’air ici pourrait être dangereux ».

Mesdames, messieurs, les descendants d’Alphonse Emsens, vous saviez, vous saviez, vous saviez ! La santé de votre portefeuille importait plus que celle des travailleurs et riverains !  »

« Il faut que la Vérité éclate »

Eric poursuit : « Les descendants de Pierre et Françoise ont confiance en la justice. En 16 ans, la vie n’a pas toujours été un long fleuve tranquille mais nous sommes fiers de la décision de notre maman et restons plus que jamais déterminés à faire modifier certaines lois, trop favorables au monde de l’industrie. Le pollueur doit devenir le payeur. »

« Le dédommagement ne constitue pas pour nous une finalité. Il faut que la vérité éclate, que notre indignation s’exprime, que nous soyons davantage acteurs de la vie publique. Ce matin, nous sommes tous Françoise. »

Des enjeux considérables

La cour rendra son arrêt le 14 mars. Les questions soulevées sur la prescription, les modes de contamination, l’évolution des connaissances ne sont pas propres à Eternit. Elles concernent des milliers de victimes professionnelles et environnementales de l’amiante ou d’autres produits à effet différé (cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques), en Belgique et ailleurs.
Une nouvelle condamnation aurait un impact important. La direction d’Eternit le sait et se prépare à aller en cassation si l’arrêt de la cour d’appel lui est défavorable.


ÉCHOS DE L’AUDIENCE

Sur demande d’Eternit, les débats se sont déroulés en néerlandais. La présence d’amis bilingues de l’Abeva a permis à quelques participants de suivre les arguments échangés.

L’avocat d’Eternit :
« zéro faute », « action prescrite »

« Madame Jonckheere a été exposée à l’amiante entre 1952 et 1991 », a plaidé Johan Verbist, l’avocat d’Eternit. Selon l’expert médical, sa maladie a été vraisemblablement causée par l’amiante dite ‘bleue’, la plus dangereuse et à son exposition avant 1970. L’action en justice est donc prescrite. Eternit a respecté la loi. Aucun consensus n’indiquait avant 1970 que l’amiante était à ce point cancérogène. »

Il juge exorbitante la somme de 250 000 euros accordée en première instance et y voit une preuve que les juges ont été influencés par l’activisme de l’Abeva.
Si, par extraordinaire, la société devait malgré tout être condamnée, une somme de 7000 euros devrait suffire. Le prix d’une vie selon Eternit...

L’avocat des victimes :
« Eternit ne pouvait pas ignorer le danger »

Jan Fermon, l’avocat de la famille Jonckheere, restitue d’abord l’ampleur des souffrances causées par cette tragédie évitable. Puis il démolit, un par un, les arguments de la partie adverse.

Il démontre, preuves à l’appui, que dès 1964, Eternit ne pouvait pas ignorer le danger des expositions paraprofessionnelles et environnementales à l’amiante et qu’il a volontairement minimisé le danger en menant un intense travail de lobbying pour continuer à faire de l’argent avec un matériau qu’il savait mortel.

Il rappelle que toutes les variétés d’amiante sont cancérogènes et démontre que le mésothéliome n’est pas dû seulement aux premières fibres inhalées avant 1970. Il résulte d’un processus d’accumulation des fibres dans l’organisme durant quatre décennies, qui, année après année, majore le risque de survenue d’une pathologie.

Il souligne que le point de départ du délai de prescription doit reposer non sur des suppositions ou des hypothèses mais sur la seule date certaine : celle de la fin d’exposition. Le dossier n’est donc pas prescrit.

L’arrêt sera rendu le 14 Mars 2017.

L’Abeva invite les associations à ce prochain rendez-vous de la solidarité, en particulier les victimes d’Eternit.